Levinas. Au nom de l’autre (2024)

Biographie

Martin Duru publié le 9 min

Né en Lituanie, dans une famille juive éprise de culture française, Emmanuel Levinas a été marqué de façon indélébile par la Shoah. Suite à ce traumatisme, il a tenté de construire une nouvelle éthique fondée sur la fragilité et la responsabilité.

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Humanisme de l’autre homme : tel est le titre d’un livre d’Emmanuel Levinas paru en 1972. Tel est aussi, et surtout, le leitmotiv de sa pensée, tout entière tournée vers la reconnaissance de la dignité irréductible d’autrui. Or cette philosophie est celle d’un homme à l’identité composite, au carrefour de cultures parfois dissonantes, et dont la biographie est « dominée par le pressentiment et le souvenir de l’horreur nazie » (« Signature », Difficile Liberté). Chez Emmanuel Levinas, l’impératif éthique est une réponse à l’expérience de la fragilité de l’Autre, qui peut être accueilli avec sollicitude, mais également susciter la violence la plus extrême.

Il naît le 12 janvier 1906 à Kaunas, en Lituanie, alors province de la Russie du tsar Nicolas II. Son père tient une librairie. Sa famille est juive pratiquante et relativement aisée. Tandis que ses parents lui parlent russe, il apprend l’hébreu et lit la Bible dès l’âge de 6 ans en compagnie d’un professeur particulier. Quand la Première Guerre mondiale contraint les Levinas à l’exil, l’armée allemande envahissant Kaunas en 1915, ils s’installent à Kharkov (aujourd’hui Kharkiv), en Ukraine, où Emmanuel intègre un lycée en dépit d’un numerus clausus drastique pour les élèves juifs. Ils reviennent à Kaunas en 1920, après la proclamation de l’indépendance de la Lituanie en février 1918. Levinas poursuit son éducation juive, et le judaïsme qu’il pratique est un judaïsme intellectuel, axé sur l’étude savante des textes. Dans le même temps, il est profondément marqué par les grands auteurs russes (de Pouchkine à Dostoïevski) et leur interrogation incessante sur le « sens de la vie » et la question du mal. Il citera fréquemment cette phrase des Frères Karamazov, condensé de sa propre pensée de la responsabilité : « Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres. »

En 1923, désirant s’initier à la philosophie, Levinas part en France, à Strasbourg, ville choisie parce qu’elle est la moins éloignée de la Lituanie ! Il perfectionne son français en traduisant Racine et Corneille, et entre à l’université. Il fait la connaissance de Maurice Blanchot, qui devient son ami le plus proche. Les deux jeunes hommes sont pourtant éloignés sur le plan politique : Blanchot est lié aux cercles de l’Action française, et dans les années trente il écrira dans des revues d’extrême droite, comme L’Insurgé ou Combat, plaidant en faveur d’une révolution nationale en rupture avec la République. Mais ces prises de position n’altéreront pas une relation durable d’admiration réciproque. Au cours de sa formation, Levinas s’enthousiasme pour la phénoménologie de Husserl. Il se rend à Fribourg-en-Brisgau, en Allemagne, pour suivre à l’été 1928 et à l’hiver 1928-1929 les deux derniers séminaires du maître, le second étant consacré au thème de l’intersubjectivité… Levinas est reçu au domicile même de Husserl et donne des cours de français à sa femme ; cette dernière se permet un jour une plaisanterie aux relents antisémites sur les commerçants juifs, et Husserl, lui-même d’origine juive, doit apaiser son disciple : « Laissez cela, M. Levinas, je proviens moi-même d’une famille de commerçants. » Le séjour à Fribourg coïncide également avec la découverte du successeur de Husserl, Heidegger, dont l’ouvrage fondamental, Être et Temps, est paru en 1927. Levinas assiste à ses cours avec la sensation d’un choc philosophique absolu. Dans un entretien de 1987, il confiera : « Pour parler un langage de touriste, j’ai eu l’impression que je suis allé chez Husserl et que j’ai trouvé Heidegger. » En 1930, il soutient sa thèse, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, et traduit en 1931 sous le titre des Méditations cartésiennes une série de conférences prononcées par Husserl. Un ouvrage qui ne sera publié en allemand qu’à la fin des années cinquante ! En outre, il écrit en 1932 un article dense sur « Martin Heidegger et l’ontologie » (compilé dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger). Levinas est donc le principal introducteur de la phénoménologie en France, un passeur dont les travaux sont fréquentés à l’époque par Jean-Paul Sartre ou Paul Ricœur.

Le nazisme, « réveil des sentiments élémentaires »

Résidant désormais à Paris, Levinas travaille pour l’Alliance israélite universelle (AIU), organisation dont l’action principale est la création d’écoles juives dans le pourtour méditerranéen. Il concilie cet engagement pour sa communauté religieuse avec son attachement spirituel à la France : naturalisé en 1931, Levinas perçoit ce pays comme le phare des Lumières et la patrie des droits de l’homme, expression du « droit de l’autre homme avant tout » (« Droits de l’homme et volonté », Entre nous). Or ces valeurs sont mises en péril par l’avènement de Hitler et du régime nazi, auquel se rallie Heidegger, qui devient recteur de l’université de Fribourg d’avril 1933 à avril 1934. Dans un texte baptisé Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Levinas interprète le nazisme comme le « réveil des sentiments élémentaires », exaltant l’appartenance au sol, au sang et à la race ; le biologique devient le ferment de l’existence collective, et les hommes se retrouvent « rivés » à leur propre corps – un enchaînement qui menace « l’humanité même de l’homme » définie par la liberté. Cet article de 1934, visionnaire, scelle également l’attitude ambivalente de Levinas vis-à-vis de Heidegger : tout en le considérant comme le plus grand philosophe du XXe siècle, il ne lui pardonnera pas son allégeance à Hitler.

« Pour parler un langage de touriste, j'ai eu l'impression que je suis allé chez Husserl et que j'ai trouvé Heidegger. »

La guerre déclarée, Levinas est mobilisé en tant que sous-officier interprète de russe. Il est fait prisonnier à Rennes et transféré en 1940 dans un camp de la région de Hanovre, le stalag 11B. Si l’uniforme lui garantit les droits prévus par la convention de Genève et le protège des actes de brutalité, il se voit néanmoins placé dans un baraquement spécial pour les détenus juifs. -Bûcheron le matin, il se consacre à la lecture et à l’écriture l’après-midi. Seuls contacts avec le monde extérieur, la radio et les lettres, qui lui permettent de savoir que sa femme Raïssa – sa voisine de palier à Kaunas, qu’il a épousée en 1932 – et leur fille Simone, née en 1935, ont trouvé refuge auprès des sœurs du monastère de Saint-Vincent-de-Paul, près d’Orléans. Sa captivité est vécue comme une dégradation – en allant travailler dans les bois, Levinas croise des civils allemands, qui les regardent, lui et ses camarades, comme « une quasi-humanité, une bande de singes ». Le réconfort moral est apporté par… un chien, Bobby, qui aboie gaiement en les voyant partir et revenir. « Pour lui – c’est incontestable – nous fûmes des hommes », et c’est la raison pour laquelle Bobby apparaît comme le « dernier kantien de l’Allemagne nazie » (« Nom d’un chien ou le droit naturel », Difficile Liberté).

Vers avril 1945, le stalag 11B est libéré par les forces alliées. Levinas apprend alors l’horreur des camps de concentration et l’extermination à la mitraillette de sa famille restée en Lituanie. Il n’évoquera jamais ce drame personnel, exception faite de la dédicace d’Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence : « À la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme. » Suit en hébreu un hommage pudique à son père, sa mère, ses deux frères Boris et Aminabad, son beau-père et sa belle-mère.

Avec cette « tumeur dans la mémoire » impossible à déloger, Levinas se sent dans la peau d’un « survivant ». Cette condition implique la responsabilité de penser l’altérité niée par le totalitarisme et de concevoir l’identité juive après la Shoah. Or le judaïsme est porteur, dans sa singularité même, d’une « morale universelle », « seule capable de poser comme absolue la relation interhumaine » (« La laïcité et la pensée d’Israël », Les Imprévus de l’histoire). Ce message éthique est puisé dans la Torah et le Talmud, auxquels Levinas s’initie aux lendemains de la guerre sous la férule de l’étrange Monsieur Chouchani. Cet érudit à l’allure de « clochard », dont on ignore le vrai nom et qui erre de pays en pays pour dispenser son enseignement, lui offre « un nouvel accès à la sagesse rabbinique et à sa signification pour l’humain “tout court” » au cours d’intenses séances d’exégèse se terminant tard dans la nuit.

Un judaïsme conçu comme humanisme

Cette sagesse juive, Levinas la transmet en premier lieu à l’École normale israélite orientale (ÉNIO), dont il devient le directeur en 1946. L’institution, fondée en 1867 et située rue d’Auteuil à Paris, a pour mission de former les futurs professeurs des écoles juives de l’AIU. Levinas loge sur place et gère la vie quotidienne de l’établissem*nt. Outre les humanités, il impose six heures hebdomadaires d’études hébraïques. Il se révèle un directeur intransigeant, soucieux de l’esprit de sérieux des élèves, faisant notamment fermer le ciné-club de l’école. En second lieu, Levinas participe aux Colloques des intellectuels juifs de langue française, qui se tiennent à partir de 1957. En clôture de chaque séance, il présente ses « lectures talmudiques », exercices d’interprétation qui visent à dégager l’actualité du judaïsme conçu comme humanisme. Cette compréhension est par ailleurs au fondement du soutien indéfectible de Levinas à l’État d’Israël : le philosophe lui attribue une « destinée éthique », celle d’un « État où devra s’incarner la morale prophétique et l’idée de sa paix » (« Politique après ! », L’Au-delà du verset). Il conçoit donc Israël comme une possibilité ou une promesse de justice, ce qui l’amène à condamner le nationalisme et l’usage de la violence. En 1982, dans un entretien réalisé après les massacres de Sabra et Chatila – massacres de Palestiniens pour lesquels l’État hébreu se reconnaît une responsabilité « indirecte » –, Levinas énoncera comme principe : « La personne est plus sainte qu’une terre, même quand c’est une terre sainte, car devant une offense faite à une personne, cette terre sainte apparaît dans sa nudité, de pierre et de bois. » (Les Nouveaux Cahiers, n° 71).

Parallèlement à ses activités dans la communauté juive, Levinas intègre sur le tard l’université, qui l’avait jusqu’alors presque ignoré. En 1961, il soutient sa thèse d’État, qui n’est autre que Totalité et Infini, son œuvre majeure, hantée par la guerre et portée par l’exposition au « visage » d’autrui. Nommé à Poitiers en 1964, il rejoint Nanterre en 1967 et enseigne la philosophie dans le foyer de la contestation estudiantine. Mais alors que Blanchot prône la désobéissance civile à l’égard du régime gaullien, Levinas se montre réticent aux événements de Mai 68. Il est choqué par certains slogans (« CRS, SS ! ») et qualifie d’« insolente » la jeunesse qui trouble l’ordre public… et dégrade les locaux universitaires. Cette réaction éclaire le profond respect de Levinas pour les institutions, ainsi que son rejet de toute exaltation des sentiments. Au « déploiement de l’énergie », « meurtrier », il oppose « les vertus de patience » – titre d’un article du recueil Difficile Liberté. De manière générale, Levinas n’est pas un intellectuel engagé à la manière de Sartre, adepte des déclarations fracassantes et des actions coups de poing. Il est animé par la volonté de « juger l’histoire », ce qui suppose une certaine prudence, et de « dénoncer s’il faut comme contresens ou comme folie » les événements du présent (« Le sens de l’histoire », Difficile Liberté).

La carrière académique de Levinas est couronnée par son élection à la Sorbonne en 1973. Trois ans plus tard, atteint par la limite d’âge, il donne son dernier cours magistral (« Dieu, la mort, le temps »), même s’il continue d’enseigner jusqu’en 1979. Il quitte ses fonctions à l’ÉNIO en 1980. Après cette double retraite, tandis que son œuvre philosophique se tourne de plus en plus vers la question de Dieu, il poursuit ses lectures talmudiques. Il participe aussi aux séminaires d’intellectuels organisés au milieu des années quatre-vingt par Jean-Paul II. Levinas estime le pape en raison de sa formation phénoménologique – Karol Wojtyla a réalisé sa thèse sous la direction d’Ingarden, un élève polonais de Husserl, et, en 1980, le philosophe consacre un texte à la pensée du « cardinal phénoménologue » –, mais aussi pour sa position d’ouverture vis-à-vis des autres religions, notamment le judaïsme. Une posture de dialogue que Levinas adopte lui-même face au christianisme, dont certains thèmes, comme l’amour du prochain, traversent sa philosophie. De fait, sa pensée sera mieux accueillie dans les milieux chrétiens qu’en terre d’Israël, où ses interprétations exigeantes et originales du Talmud sont reçues dans l’indifférence, voire avec méfiance, par les autorités religieuses.

Emmanuel Levinas meurt à Paris le 25 décembre 1995. Lors de ses funérailles, Jacques Derrida salue « le retentissem*nt de cette pensée qui aura changé le cours de la réflexion philosophique de notre temps », « une autre pensée de l’éthique » en tant qu’elle s’ordonne à « l’antériorité absolue du visage d’autrui ». Autrui, cet « absolument Autre », au nom duquel Levinas aura vécu et philosophé .

Expresso : les parcours interactifs

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